Pour dépasser les catégories hommes / femmes : vers un féminisme relationnel

Chantal Nicole-Drancourt
Sociologue, chercheur au LISE (CNRS/CNAM)

Les sciences sociales se sont développées autour d’une pensée dualiste, qui, traditionnellement, conçoit les aspects de la réalité autour d’antagonismes. Que ce soit dans une perspective considérant le tout, où l’acteur n’existe qu’en étant déterminé, voire « manipulé » par la structure, ou dans une perspective individualiste, où l’acteur existe en tant qu’agent rationnel, cette pensée dualiste s’appuie sur un socle qui sépare « individu » et « société ». S’est ainsi installée l’idée d’une éternelle confrontation de l’individu face à la société, voire d’une funeste destinée de la société contre l’individu. Cette pensée s’appuie aussi sur une approche catégorielle des interactions sociales, qui se réfère à l'existence d’entités opposées ou complémentaires mais toujours irréductibles l’une à l’autre et existant en tant que telles (hommes ou femmes, société locale ou globale, interne ou externe, statique ou dynamique etc.).
Pour des raisons historiques et politiques, les études féministes se sont développées à côté de ces grands systèmes de pensée. Mais, en dépit d’une grande diversité d’approches, toutes reproduisent l’ornière d’un dualisme hommes/femmes préexistant aux relations sociales. Si les approches biologisantes du sexe pensent ces catégories comme naturellement fondées (« les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus »), les approches du genre nous rappellent qu’elles résultent de constructions sociales qui aboutissent à la partition féminin/masculin. Mais dans tous les cas, que ce soit au départ ou à l’arrivée, les catégories hommes/femmes sont posées comme des choses qui existent et qui, sous la chape de la domination, sont vouées à entretenir des relations de subordination comme un fléau atemporel et immuable. Dans tous les cas également, l’objectif est la lutte contre ce fléau et l’idéal de l’égalité entre hommes et femmes, qui joue alors comme une reconnaissance ultime de cette partition.

Difficile, donc, de venir à bout de ce dualisme réducteur. Il est vrai que les rapports de genre représentent peut-être l’exemple le plus abouti d’un rapport social inégalitaire qui essentialise – c'est-à-dire les fait exister dans leur essence même – les catégories qu’il instaure. Les travaux dans ce champ sont donc particulièrement intéressants pour penser globalement l’analyse du social.
Ainsi, un nouveau courant, dit relationnel, se développe depuis deux décennies dans la mouvance féministe et semble aujourd’hui prometteur, tant dans le champ féministe que pour envisager différemment l’analyse du social. Ce courant s’écarte des courants classiques dans la mesure où son projet contient le dépassement de ces approches binaires et la déconstruction des catégories sur lesquelles elles s’appuient. À ce titre, l’approche relationnelle repense la relation entre individu et société en ne les analysant plus comme des entités séparées, mais interdépendantes (à la fois produits et producteurs de processus sociaux). Dans ce cadre, les institutions sont comprises en termes d’univers fabriqués qui servent de supports aux relations et les acteurs comme des individus agissant dans des cadres de reconnaissance qui les guident.

Le féminisme relationnel cristallise ce type de démarche et renvoie les hommes comme les femmes à la construction historiquement située de leur place dans les interrelations, à leur rôle dans la société et ses institutions (notamment celle de la famille ou du travail) : ce qui devient l’objet de réflexion commun, ce ne sont ni « les hommes » ni « les femmes », mais la relation et la manière d’agir au masculin et au féminin. Dans cette perspective, le féminisme relationnel s’intéresse moins aux femmes ou à la « condition féminine » qu’à la dimension sexuée de la relation sociale en la qualifiant de relation institutionnalisée de subordination sociale.
En d’autres termes, il s’agit d’inverser le cheminement de la pensée pour regarder comment masculin et féminin n’existent pas en dehors de la relation qui les fonde. Mais le chemin est long pour inverser des schèmes de pensée aussi bien intégrés et le féminisme relationnel cherche encore ses textes fondateurs et les concepts lui permettant de diffuser sa pensée.
« Tout en n’étant que d’un sexe, nous ne sommes pas enfermés dans celuici puisque être une femme, ce n’est pas forcément agir comme une femme (ou agir en tant que femme), et même chose pour un homme. Tant que nous serons dans la difficulté pour traduire quelque chose d’aussi simple d’un point de vue de nos théories du genre, nous serons en difficulté. » Irène Théry, 2008

Le féminisme relationnel permet de penser le changement et, surtout, les supports du changement, à savoir les mécanismes qui privent les femmes d’opportunités et de pouvoir d’agir, deux processus majeurs provoquant déni de reconnaissance, inégalité et injustice. Il s’agit d’envisager le chemin vers une indifférenciation du genre, c'est-à-dire non pas la disparition des hommes et des femmes mais la disparition de la signification de cette différence dans les relations sociales, afin que les individus, quel que soit leur sexe, puissent utiliser de manière indifférenciée, et alternativement, les attributs du masculin et du féminin.
Les économies salariales traditionnelles, on le sait, ont basé l’organisation des sociétés sur les différences des acteurs pour y asseoir institutionnellement leur assignation à une place différente dans une organisation sexuée et hiérarchisée (monsieur gagne-pain et madame au foyer). Cette attention portée à la relation constitue un vecteur théorique très fécond pour s’intéresser à la façon dont les relations de genre sont soutenues par les différents arrangements institutionnels nationaux d’États providence, et, de là, au potentiel qu’ont les politiques sociales de transformer ces relations de manière à les rendre plus justes et plus égalitaires. Il faut désormais contrer la vulnérabilité des individus, qu’ils soient hommes ou femmes, et ce quels que soient leurs arrangements familiaux et leur parcours d’activité, et non plus s’appuyer sur des structures familiales et des vies professionnelles pensées à l’époque des Trente Glorieuses.