Culture et culture

Marc Hatzfeld, sociologue

La culture est une curieuse notion. Faite des petits riens de l’identité collective qui assurent les distinctions entre les groupes et les personnes, ensemble de structures langagières, de rites et d’histoires racontées qui permettent aux peuples ou aux gens de se connaître et de se reconnaître, elle est aussi l’objet d’une politique.
Les plus grands empires comme les plus modestes communautés villageoises édictent explicitement ou implicitement des politiques prenant en compte le rôle déterminant des jeux symboliques de la culture. Par des manières de faire et de voir, par des investissements sélectifs et argumentés, par des gestes de considération à l’égard des artistes, des inventeurs, des écoles ou des traces de l’histoire, par des silences aussi ou des absences, les pouvoirs politiques marquent leur époque et assurent, chacun à sa façon, le désir de partager et de vivre ensemble d’une population.

Chaque pouvoir politique est invité à concevoir et appliquer le projet culturel qui épousera les demandes particulières de son époque pour permettre aux citoyens de partager le même espace, de se comprendre, de s’enrichir les uns des autres et de trouver les modes d’expression qui lui correspondent. Il n’est pas sûr que notre époque soit plus demandeuse qu’une autre, mais elle doit faire face à ce phénomène original que l’on nomme mondialisation ou globalisation. La particularité de la globalisation en ce qui concerne la culture est qu’elle efface les frontières formelles et administratives pour suggérer à chacun des faisceaux identitaires complexes, changeants, reposant sur des visages multiples et qui se jouent des appartenances territoriales. La culture française est largement partagée et diffusée hors de notre pays, et le hip-hop français comme la littérature romanesque française sont cultivés bien loin de l’Hexagone. Simultanément, tous les habitants de France, selon l’histoire particulière de chacun, participent d’autres cultures et sont, tout autant que français, italiens, algériens, américains, maliens, sri lankais, etc. La musique et le cinéma se jouent des frontières linguistiques, financières ou matérielles ; d’autres langages les suivent de près. Les appartenances sont de plus en plus composites, les métissages indéfinis, les combinaisons chaque jour plus audacieuses. C’est l’effet de ce que l’anthropologue indien, Arjun Appadurai, vivant et travaillant aux États-Unis et lu dans le monde entier, appelle l’« ethnoscape » par opposition à un « landscape » jadis accroché à la terre.

Cette particularité de l’époque rend les politiques cuturelles particulièrement importantes dans leur dimension de lubrification des relations symboliques. Les villes, les États, les professionnels de la culture, les citoyens sont invités à prendre en compte la pluralité des langages comme leurs interconnexions. Cette nécessité est plus vive dans les environnements populaires. Les milieux populaires sont beaucoup plus encore que ceux des classes et catégories sociales installées, des creusets de diversité et des acteurs de brassage. Les gens eux-mêmes accomplissent à leur propre compte une partie du mouvement. Ils jouent spontanément du foisonnement linguistique et des effets de vitalité des rencontres. Depuis les États-Unis, le Brésil, la Grande-Bretagne ou la France, ils ont lancé une exigence de respect qui fonde une philosophie de la rencontre et de la considération réciproque. Il reste aux acteurs politiques à être à la hauteur de l’enjeu.
La tentation est grande d’essayer d’y échapper par les travers.

Dans un livre récent (Contre l’architecture, Arléa), Franco La Cecla, achitecte et philosophe italien, dénonce la façon dont beaucoup d’architectes contemporains dénaturent leur art pour abonder les effets de spectacle de politiques concurrentielles entre les villes qui en oublient du coup totalement le bien public. On peut craindre la même perversion dans des politiques culturelles qui penseraient davantage à valoriser des patrimoines à fort potentiel commercial au détriment de ce qui fait la vie des citoyens, leurs curiosités, leurs échanges, leur énergie créatrice, leur désir de partage. Une politique culturelle n’a aucun sens si elle ne sait pas prendre en compte l’inventivité et l’énergie qui jaillissent du désir des gens de raconter et d’entendre le monde dans l’instant présent.

On raconte que sur la fin de sa vie et complètement handicapé par sa surdité, Beethoven se trouvait un soir dans un bal populaire et qu’il avoua à son entourage l’envie qu’il aurait eu à être le pianiste qui faisait valser les couples devant lui. S’approchant alors de la partition, il découvrit qu’elle était de lui. Une politique culturelle est la façon dont on peut faire émerger des Beethoven qui feront danser les foules dans les bals populaires.