M’adam’a, synopsis d’un portrait de demandeuse d’asile

Philippe Ripoll
Brouillons pour « Lettre aux acteurs, avec portraits d’habitants de Saint-Denis, du théâtre, du monde et du temps, titre provisoire »

Quand on n’a plus rien, qu’on manque de tout, et qu’on attend sur le palier d’un pays, avec deux fois 93 euros dans le mois pour tenir l’engagement, oui, l’engagement de ne pas travailler pendant qu’on traite votre dossier, est-ce que c’est une bonne idée d’aller au théâtre ? On ne sait pas, mais ce qui est frappant c’est que dans l’affaire on y met tous de la bonne volonté, gens du Théâtre, France Terre d’Asile, les camarades, moi, toi. Il y a entre nous égalité d’intention, de bonne intention, même s’il n’y a pas égalité d’effort à fournir pour être dans la bonne volonté. Ta bonne volonté à ce moment-là.
On est d’abord dans le petit bureau de Jonathan, vous êtes trois, plus Jonathan, plus moi, c’est étroit, les explications flottent un peu mais vous entendez, et quelque soir plus tard, on se retrouve, vous trois et moi, au spectacle, à la démonstration, Têtes rondes et têtes pointues.
Quelle démonstration ?

M’adam’a ne viendra pas au forum le samedi qui suit, mais elle viendra à l’atelier d’écriture d’après. Ah. Il est important pour toi de dire que tu ne lis plus et que tu n’écris plus. Peux plus. C’est un peu confus dans mon esprit, dis-tu à la fin du spectacle, mais c’était bien. Les riches et les pauvres... c’est ça.
Plus tard, dans la salle-cave du théâtre, tu écris un peu, tu te consens quelques mots, qui résument : Les riches deviendront plus riches et les pauvres plus pauvres. Malgré les négociations, guerres, dictatures, oppressions, faim. Plus tard, quand nous serons au café du théâtre, dans le calme du matin, je te relirai ton passage sur l’excision. Pour nous, la parole commence, à l’écart des groupes et des spectacles, dans le café du théâtre, puis au Resto du coeur, puis « chez toi », puis en mangeant au théâtre.

Si on résume, vous vous êtes battue contre l’excision, ça vous a amenée dans un parti d’opposition, vous étiez douée pour mobiliser et ramener de l’argent dans le parti, et puis l’inflation exorbitante, la colère, vous organisez, vous contribuez à une marche, qui vire à l’émeute, l’armée tire, votre mari est tué, mais vous ne savez pas comment, vous cherchez à savoir, et c’est ça qui vous condamne, vérité interdite, ils viennent vous chercher chez vous, devant vos six enfants, ils vous mettent en prison, vous violent, à répétition, votre père pour se protéger finit par vous bannir, vous êtes relâchée mais il faut partir, fuir.
C’est votre portrait, ce résumé ? Non, c’est un juge, une juge, qui vous relit votre dossier. Chaque lecteur ici est un officier de protection de l’OFPRA censé décider de votre statut.
C’est une longue histoire, ce que j’ai traversé, je ne peux pas tout te décrire comme ça. Silence. Je suis bien maintenant (après les deux croissants et le thé). Christophe Rauck passe. Elle demande, metteur en scène, c’est quoi ? Ça va bientôt faire deux ans que vous êtes là, toujours pas de décision de l’OFPRA, un suivi médico-psychologique, un déménagement qui vous fait maintenant cohabiter avec une Tchétchène toute jeune maman avec la nuit la tétée qui vous angoisse, la saison du Resto du coeur terminée, et puis rien, à longueur de journée.
C’est le combat contre la misère qui vous a amenée là. Et ce qui vous a amenée à ce combat, c’est la lutte contre l’excision. Vous étiez efficace, convaincante, vous étiez sociale, apolitique et vous avez été plongée dans la lutte politique, trop vite, aujourd’hui vous dites que la politique a causé votre perte. Sur votre balance, il n’y a pas de mot qui fasse contrepoids à la phrase désespérée, brisée, qui tire votre vie vers le néant. Vous trouvez quand même des mots qui s’inquiètent de mon petit mal de dos, et la dernière fois qu’on s’est vus, tu m’as expliqué comment tu craignais pour moi, que je ne puisse pas supporter le poids de ton histoire, et j’ai dû trouver les mots pour te rassurer en t’expliquant vraiment ce que je faisais et pourquoi.
C’est un combat compliqué qui t’a amenée là. Toi, femme soussou, tu t’es mise dans un parti de Peuls, d’hommes principalement. Il a fallu te battre, être une militante puissance deux, trois. Il a fallu te battre avec ton père qui se battait avec ceux qui venaient l’intimider à cause de toi.
Il y a encore une ombre de Dieu sur quoi tu t’appuies. Un Dieu chrétien ? musulman ? Tu es musulmane. Et chrétienne. Un peu les deux. Ta soeur est chrétienne maintenant, convertie par son mari, votre père l’a répudiée. Ton frère chrétien est mort, tu es allée à l’église, au cimetière, tu as récité leurs prières, tout ce qu’ils faisaient, je le faisais. Le poids de la tradition, de l’ethnocentrisme, dis-tu. La discrimination, dis-tu.
Ce qui était un peu compliqué dans Têtes rondes et têtes pointues, c’était justement que la différence riches et pauvres ne coïncidait pas avec la différence Tchouques et Tchiches. L’auteur pesait les deux balances : il entendait montrer laquelle faisait vraiment la différence, celle pesant les riches et les pauvres, et en rester là. Quatre-vingts ans plus tard, ton histoire est encore plus compliquée, et la démonstration ne peut en rester là. Chantier ouvert.
La dernière fois qu’on s’est vus, tu m’as donné une lettre de ta psychologue adressée à une intervenante sociale… histoire de compléter l’impossible dossier, la parole difficile, qu’il nous reste, toi, moi, et toi lecteur retiré, à écrire, ici en France, maintenant, avant de tomber en Barbarie. Dans la lettre, ces mots qui flottent à la surface : attestation d’insomnies émaillées de fréquents cauchemars, souffrance et culpabilité, sentiment d’impuissance, traitement antidépressif et prise en charge psychothérapeutique, accompagnement en soutenance sociale, pour une intégration dans sa nouvelle vie en France. Et : Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes salutations distinguées. Mme T, psychologue.

CADA : Centre d’accueil pour demandeurs d’asile
OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides