Nathalie Fillion

Nathalie Fillion

Mai 2013. Une amie italienne, photographe et plasticienne émigrée à New York, me demandait il y a peu pourquoi j’écrivais. Il était tard, j’ai cherché une réponse courte et me suis entendue dire, dans un monde
où l’image domine, j’écris pour ceux qui croient encore que les mots ont un sens. Mais je savais que ce n’était qu’une infime partie de la réponse à une vaste question qui demeure une interrogation quotidienne.

Pourquoi ? Pour qui ? Dans quels théâtres ? Pour quels spectateurs ?
Quel est le monde que je tente de représenter ? De quelles réalités est-ce que je tente de me saisir quand j’écris ? Et la réalité elle-même n’est-elle pas déjà une interprétation d’une chose insaisissable que l’on
nomme le réel ? Et puis, après l’innocence des premières pièces, après les multiples expériences et prises de conscience qui font un chemin, à la lumière du changement du statut de l’écrit lui-même, comment ce
qui me préoccupe aujourd’hui, la complexité du monde, les liens entre les choses, la non linéarité de l’histoire, comment tout cela peut-il faire théâtre ? Oui, elles ressemblent à ça aujourd’hui les questions qui me
font m’asseoir de longues heures devant un ordinateur.
Elles ont toujours été motrices, plus que les réponses. Et les personnages que j’écris se cherchent, interrogent les situations dans lesquelles je les mets et où ils doivent trouver leur chemin.

Pour ce qui est des sources d’inspiration, elles sont multiples, et heureusement pas toutes conscientes. C’est la convergence des flux qui met l’écriture en mouvement. C’est un système d’irrigation, fait de pensées,
de mots, d’images, d’obsessions, d’intuitions, de désirs, qui se met en branle et s’active. L’écriture est ce qui canalise les flux. Parfois, quand le mouvement est lancé, ça s’écrit. Tout comme l’appétit vient en mangeant, la pensée en pensant. (1) Et c’est précisément là que résident le mystère et le plaisir de l’écriture, quand c’est elle qui prend le relais, quand la volonté, les idées, même les meilleures, s’effacent devant elle.
J’aime ces instants précieux où l’acte de création contredit ce qui le précède. Je viens du plateau, je suis une femme de théâtre, et la forme dramatique s’est imposée à moi, avec son histoire, ses règles.
Tyrannique, exigeante, elle m’épuise parfois. Je ne l’ai pas épuisée. De l’écriture au plateau, elle continue de me démanger dans ses spécificités.

D’abord la confrontation des points de vue qu’elle permet à travers la multiplicité des voix – j’en ai besoin pour cerner un objet, un sujet – puis la question de l’altérité, son corollaire. Qu’une parole, qu’un acte, puisse modifier l’autre, la situation, l’histoire, au sens large du terme, reste pour moi la base du théâtre, de la vie, de la démocratie.
J’aime que le spectateur puisse tirer son fil, faire son propre chemin dans le labyrinthe des questions posées, exposées dans une pièce.
Et les contradictions des êtres me passionnent.
J’écris le théâtre qui m’a manqué et qui me manque – on construit avec et sur ses manques. J’écris du théâtre dialogué parce que j’aime que les gens se parlent, même s’ils ne s’entendent pas, même s’ils ne se répondent pas – l’écriture est de toute façon un terrible malentendu, mais sait-on jamais ? (2)
Ensuite, la question du présent. Cette dimension du théâtre en tant que phénomène me passionne : la représentation théâtrale en tant que quête de l’avènement du présent. C’est la gageure et le paradoxe absolu
de notre art, répéter, pour que chaque représentation soit au rendez-vous du présent. Et à l’intérieur de chaque représentation, remettre chaque instant au présent. C’est une épreuve physique et métaphysique
qui peut engloutir une vie – les acteurs le savent.
Le plateau est l’espace/temps du présent. J’écris dans cette quête : poser dans l’écriture des situations qui offrent une parole non préméditée, une parole qui ne puisse que surgir. Les rythmes et les sons y sont aussi
importants que le sens qu’ils portent. Car seule la musique peut nous faire éprouver le réel de l’instant.

Le théâtre est l’art du présent. Le présent est le temps du théâtre.
De l’écriture à son surgissement. Et le présent a des exigences terribles et magnifiques. Il n’a que son propre temps pour résonner. Il ne se juge pas à une aune connue, répertoriée. Il se vit. Or je vis dans un pays où
on peut lire en 2013 sur des affiches, sans rire, « Le Cid, création »…
Je vois parfois dans le culte du répertoire de mon pays une forme de crainte du présent.
Mais il faut dire que j’ai l’esprit mal tourné, et que je regarde les représentations du monde qui nous sont offertes en me demandant de quel temps, de quelle réalité et de quel monde il s’agit, quand pendant
des siècles mon sexe n’a pas pris part à sa représentation.
Je me sais au présent de l’apparition des femmes dans la vie publique et dans l’art. (3) Mon Présent = Une Préhistoire. Le futur n’est pas écrit. (4)
Et le théâtre, fiction désirée et construite à plusieurs, ressemble au lieu de l’utopie concrète.

(1) « Écrire pour le théâtre », Les carnets du Grand T , 2010.
(2) programme du Centre Dramatique de l’Océan Indien, 2008.
(3) « Le contemporain, c’est entre autres l’apparition des femmes », Agôn, revue des arts
de la scène de l’ENS de Lyon
(4) Joe Strummer, chanteur des Clash.