«La majorité c’est personne, la minorité c’est tout le monde.» Gilles Deleuze

Pierre Lénel
sociologue, chercheur au LISE (CNRS-CNAM)

« Touche pas à mon pote », ce joli slogan qui a traversé les années 1980 s’est bien vite mué en « touche pas à ma diversité » des années 1990. Cette diversité dont certains seraient issus, et pas d’autres, m’apparaît comme un voile posé sur les rapports sociaux (de classe, de sexe, de race à tout le moins), dans la ville, l’entreprise ou les grandes écoles, permettant ainsi de ne pas nommer ce qui pose problème, et au premier chef les inégalités sociales, tout en faisant comme si.

Il me paraît nécessaire d’abandonner cette notion au plus vite, même si tout en le disant je sais que sa prégnance maintenant bien établie semble rendre impossible sa disparition. C’est que le monde de l’entreprise, c’est-à-dire le capitalisme, s’en est emparé. La diversité n’est rien d’autre que le mot qui a permis aux entreprises de se dédouaner de leurs fonctionnements discriminatoires. On peut d’ailleurs remarquer que c’est un bel exemple de la capacité de ce nouvel esprit du capitalisme de s’emparer de ses critiques pour les retourner à son profit : la diversité s’est transmuée en avantage compétitif pour les entreprises. Si l’on prend l’exemple des « femmes », à supposer que la « diversité » ait contribué à améliorer leur situation – mais je parierais plutôt pour les luttes menées –, il faut cependant rappeler que les écarts de salaires entre les hommes et les femmes restent constants et les quelques femmes ayant accès à des postes de pouvoir masquent la forêt de celles bloquées par les difficultés d’articulation des sphères familiales et professionnelles, par le plafond de verre, etc.

De même, permettre aux bons élèves des banlieues « d’intégrer » quelque école parisienne prestigieuse ne remet pas en cause la formation des élites en France, ni ne permet de travailler sur le scandale de l’offre éducative dans les quartiers populaires. On voit bien à travers ces exemples les enjeux réels que la « diversité » recouvre : les processus structuraux de la construction des inégalités continuent de perdurer.

C’est toute la question de l’articulation entre reconnaissance et redistribution qui est posée. Si la diversité aurait pu être l’occasion d’un progrès (sortir de la subordination des problèmes culturels aux problèmes sociaux), elle n’a abouti en réalité qu’à recouvrir les questions sociales sans pour autant prendre véritablement à bras-le-corps les questions culturelles. Seule une approche globale, articulant reconnaissance et redistribution, serait susceptible d’une sortie de reproduction des injustices.

En réalité, la diversité est banale et constitutive de toute expérience sociale. Ce qui est en jeu, c’est le sens donné à la diversité : quels sont les critères qui définissent ce qui est le même, ce qui est différent ?
Aujourd’hui, les différences ethno-raciales (plus, stricto sensu, que les différences culturelles) ou de sexe sont pensées comme des qualités stables, des caractéristiques qui ne peuvent que perdurer en leur essence. Or, on sait depuis toujours, mais surtout dans nos sociétés mondialisées, que les différences sont instables, métissées, hybridées, etc.
Elles renvoient les individus à des « cultures » (souvent « d’origine ») immuables, et face auxquelles les individus n’auraient aucune marge d’action. Elles assignent des groupes auxquels, dans bien des cas, les individus n’appartiennent plus (ou ne veulent plus appartenir) déjà depuis longtemps.

Cette notion fait signe vers la communauté mais sans le collectif, vers l’individu mais sans le lien au groupe. On reconnaît des « différences », mais on fait comme si ces différences étaient attachées aux individus sans les relier entre eux. Chacun a les mêmes différences mais ces différences sont individuelles. C’est bien l’individu qui est pensé à travers la diversité, et non des groupes socialement constitués et porteurs d’une parole politique.

En France, la diversité permet d’éviter de parler avec les catégories de race ou d’ethnicité, tout en les ayant en tête. C’est tout le paradoxe de la diversité à la française : autant on peut reconnaître les avantages d’organisations composées aussi de femmes, autant, lorsqu’il s’agit de la pluralité des expériences et des perspectives « ethniques », le silence est la règle. On ne veut pas en France ouvrir la boîte, prétendument de Pandore, de l’ethnicité. La diversité révèle alors son vrai visage : elle n’est que le pendant et le nouvel outil de l’assimilation, déclinée dans tous les secteurs de la société.
La différence, la particularité, à supposer qu’elle soit aussi radicale et particulière qu’on veut le croire (mais on a de bonnes raisons de le croire puisque, ce faisant, on contribue à sa réification), est rattrapée par l’assimilation et le conformisme : on te reconnaît pour ta différence, dans la mesure où tu te conformes. La promotion d’un présentateur de télévision noir qui se conforme au trop célèbre paysage audiovisuel français ne produit littéralement aucune différence.
La diversité est au service de la standardisation, les minorités devant se satisfaire de cette iconisation. Si la diversité a permis d’une certaine manière la reconnaissance d’un passé colonial, qui jusqu’à très récemment constituait un point aveugle de notre réflexivité nationale, elle penche du côté de la reconnaissance identitaire des groupes singuliers et non vers celle des mécanismes politiques et sociologiques de domination.

Pensée de la non émancipation car pensée de la réification, la diversité entérine les différences en les essentialisant, tout en les méconnaissant. Une autre conception existe : la pensée « queer » des différences, qui déconstruit les catégories de genre et prône l’indétermination sexuée dans les constructions identitaires, mais c’est là une toute autre histoire que notre époque ne semble pas pouvoir encore envisager.