L’autre est toujours un plus pauvre

Christine Bellavoine
Sociologue, responsable du secteur des études locales, Ville de Saint-Denis

La recherche d’une définition toujours plus précise des catégories d’appartenance (débats autour des statistiques ethniques, des ressentis d’appartenance, des liens avec les territoires, des identités, nationales, culturelles, territoriales…) s’accompagne d’une certaine parcimonie de la pensée politique concernant la question des inégalités sociales et des processus de discrimination.

Tout comme les catégories pensées à travers le prisme de la diversité, celle de la pauvreté, si souvent mobilisée, ne rend pas compte des processus économiques, des rapports sociaux, des différentes dynamiques des personnes et des familles, et ne permet pas davantage de rendre compte des évolutions structurelles de la société (par exemple, l’augmentation du nombre de ménages comptant une seule source de revenus). L’essentialisation de la catégorie des pauvres tend à nous placer sur un mode caritatif et n’aide pas à réfléchir sur la nécessaire refondation des politiques de solidarité.

Pour penser la question sociale, le territoire a remplacé l’usine, et le développement du territoire, son attractivité, deviennent des objectifs politiques de premier plan. De ce point de vue, la pauvreté n’est pas considérée comme un problème pour les personnes qui en subissent les conséquences mais une catégorie, un indicateur négatif pour les territoires.
Le déplacement du débat de l’usine vers les territoires s’accompagne d’une dépolitisation de la question et se développe alors une vision en àplat de la question sociale, à travers la superposition de l’ethnie, de la pauvreté, des quartiers populaires. L’appel à l’équilibre des populations, à la mixité sociale, à la non ségrégation et à la lutte contre les ghettos français s’inscrit bien dans ce contexte d’une attention portée à la bonne santé des territoires et à une meilleure répartition de la charge que constituent les plus pauvres, ou/et les étrangers.
Le paradigme de la diversité, avec la réification des catégories mobilisées – nationalités, ou religions, ou cultures, mais derrière, et non dite, celle de la pauvreté –, élabore une vision du monde en essences et catégories qui devraient, telle une palette de couleurs, être harmonieusement réparties sur les cartes des observatoires territoriaux. Ainsi, l’appel à la diversité comme promotion des minorités au niveau national se transforme en constat de la trop grande présence de ces minorités – et derrière, toujours, des plus pauvres – dans les villes et quartiers populaires.
À tous les échelons territoriaux se reformulent ainsi des frontières visant à restreindre l’arrivée des autres, qui sont aussi, toujours, des plus pauvres. Ces barrières sont censées protéger les habitants de cet afflux qui risquerait de dégrader leur situation. On oublie que ceux d’ici sont venus d’ailleurs, que les classes moyennes d’aujourd’hui sont aussi les enfants des ouvriers d’hier et que les enfants d’immigrés n’en sont pas moins ouvriers, cadres, professeurs ou techniciens, hommes ou femmes, jeunes ou vieux etc. Qu’ils viennent des pays du Sud, de Paris ou d’autres villes, les plus pauvres sont considérés comme « entrant » – toujours massivement – sur les territoires, et la crainte de « l’appel d’air » qu’entraîneraient les politiques de solidarité légitime de fermer de plus en plus l’accès au territoire, à la ville. Les processus permettant d’évincer des centres urbains les populations les plus vulnérables sont désormais bien connus (démolition des hôtels meublés, résorption de l’habitat dégradé, frein à la construction de logement social, etc.). Mais plus encore, les squats, les hébergements familiaux ou amicaux, les hôtels, ne sont plus considérés comme des réponses que les populations les plus fragiles bricolent face à l’incapacité de se loger mais comme des portes d’entrée dans la ville d’une pauvreté étrangère.

Dans une période d’indécision concernant les politiques nationales de solidarité, le champ du social est lui-même traversé par les tensions entre solidarité et logique d’activation des personnes, sommées d’être « acteurs » de la résolution de leurs difficultés, sous peine d’être des « assistés ». Selon le niveau de demandes adressées aux services sociaux, se travaille l’articulation entre l’ouverture des services et la préservation d’une prestation de qualité.
Pour de nombreuses organisations (institutionnelles ou associatives), préserver la qualité de leur travail passe par une forte régulation de la demande. Lorsque l’afflux des demandes est jugé trop important, se met en place une série de critères pour définir leur légitimité et, dans le contexte d’une prédominance des approches territoriales, la question du lieu de domicile et de l’attache territoriale devient le premier critère invoqué, critère qui alimente cette tendance à la fermeture des territoires. L’absence de modèle politique national clair dans le champ du social et de moyens attribués face à la demande sociale favorise la suspicion quant au droit des personnes les plus en difficulté à s’inscrire sur un territoire et à s’y stabiliser.

Entre l’approche urbaine et l’approche socio-administrative semble ainsi se généraliser une mise en mobilité des populations les plus démunies, un empêchement de stabilisation dans la ville qui vient alimenter le phénomène de l’errance, forme d’expression de la précarité moderne. Cette évolution rend compte de la difficulté de dépasser l’essentialisation de catégories dont les personnes qui y sont comme définitivement affiliées sont jugées déqualifiantes pour les territoires. Il faut impérativement repenser les dynamiques sociales dans les territoires.