Esquisses d’une éclipse

Joël Jouanneau

Voici une petite année, Cyril Teste me demanda de lui écrire une pièce pour enfants. Il était père depuis peu, je savais que je ne le serais jamais.
Je lui ai donc dit oui. Et j’ai ajouté que j’avais d’ailleurs un beau titre devant moi : Tête haute ! mais que c’était tout pour l’instant.

Deux impératifs résonnaient en nous : le rejet de toute infantilisation etle refus de conduire les enfants au désespoir aussi bien qu’au renoncement.
Bref, nous ne saurions être deux marchands de sable, moins encore deux joueurs de flûte qui conduiraient leurs troupes à la rivière.
Toutefois, ce récit à venir devrait rendre compte de notre anxiété face au monde sévère qui attendait demain les enfants d’aujourd’hui, celui que nous allons leur laisser en héritage et qu’il leur faudra bien, et si possible tête haute, habiter ou rendre habitable.
Cyril me montra la première vidéo réalisée par son enfant. Il marchait depuis peu mais déjà il maniait la caméra. J’ai compris que, dans la chambre, le jeu électronique avait pris la place du cheval à bascule. Dans ma cour de ferme, et voici plus de soixante ans, je n’avais pas de cheval à bascule, mais j’avais mieux : le poulain dans le pré. Et surtout cette chance que furent ces heures de vide et d’ennui dans la nature, lesquelles nous amenaient inévitablement, mes soeurs et moi, à des jeux qu’on s’invente. Il est probable que mon encrier soit né au coeur de cet ennui et de ces jeux d’hier.

Un titre, quand bien même il ouvre des portes, ne suffit jamais à mener à terme l’aventure de l’écriture. Il me faut aussi, toujours, une bougie pour la route, puisque je sais devoir traverser des zones d’ombres et de doutes et cette bougie, en général et au final, je la place en exergue de la pièce.
Ainsi, pour Mère & Fils, j’avais choisi ce vers de Paul Celan : « Suis la trace des larmes et apprends à vivre. » Cette fois, la lanterne magique, je la découvris dans la pampa, puisque c’est en relisant Jorge Luis Borges que je la rencontrai : « Tout existe, sauf l’oubli ! » Borges est cet aveugle qui aimait dans la nuit compter les syllabes des sonnets qu’il écrivait le jour. Nommé directeur de la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires, il soulignait volontiers la singulière ironie des dieux qui lui avaient accordé la même année la cécité et neuf cent mille ouvrages à lire, allant même jusqu’à déclarer, le jour de sa nomination, que tout à fait sans y penser il avait passé sa vie à se préparer pour ce poste. En voilà un, oui, qui avait su dire oui à son destin, et l’écrivit tête haute.

J’ai donc fait mien son aphorisme. Je l’ai retourné dans ma tête, un peu comme ma mère aimait à retourner la peau du lapin peu après l’avoir saigné.
C’était là un geste archaïque qu’elle-même avait appris de son père, et qui remontait aux origines de l’oubli. Je décidai alors d’habiter cette petite pensée borgésienne jusqu’à l’os, et elle finit par faire réapparaître cette enfant croisée dans ma cosmogonie lointaine, dramatiquement disparue et avec qui depuis ma mémoire doit composer, qu’elle retrouve au fil hasardeux des textes, au fond d’un encrier, dans un hypothétique outreciel, en haute mer ou abandonnée sur une banquise, tout dépend certes de la pièce mais s’il est une constante, c'est son silence à elle.
La lanterne de Borges fut cette fois un déclic : la disparue serait cette fois l’héroïne, cette fois je la ferais parler, et il me faudrait donc, moi, me taire. Et puisque ce n’était que par éclipses que ma mémoire parvenait à la retrouver, Éclipse serait son prénom, son prénom serait la clé de son destin, et face au malheur qui était le sien il lui faudrait, elle aussi, à l’image de Borges et à celle de ma mère, marcher tête haute.

Mais quel était son malheur, je n’en savais rien. Je lui ai alors inventé un père, un roi de fer, l’un de ceux que les peuples chassent aujourd’hui au prix de leur survie, disons même le dernier des rois, celui qui aurait abandonné sa fille dans une forêt car elle ne faisait pas pour lui l’affaire, vu que lui, c’était un prince qu’il désirait. Et ce roi qui aurait tout oublié de son crime souffrirait depuis d’horribles migraines dont il chercherait le secret, comme un qui cherche ses lunettes alors qu’il les a sur le nez.

Mais elle, la gamine, que ferait-elle seule dans la forêt ? Il me revenait d’établir l’emploi de son temps en une école pour moi modèle, et donc oubliée elle aussi. Le lundi elle y étudierait le slovaque, le mardi les marionnettes, le mercredi la carte du ciel, le jeudi elle apprendrait le nom des fleuves, le vendredi le surnom des rois qu’on décapite, le samedi elle rendrait visite à son ami latin, le dimanche c’est son voisin grec qui bavarderait avec elle, et le huitième jour elle pirouetterait du français à pleins poumons dans sa clairière.
Lors de leurs inimaginables retrouvailles, un possible dialogue pourrait s’établir entre ce sombre roi et cette enfant solaire, et sept mots, tenaces comme des teignes : dictionnaire - chiffre - chimère - royaume - secret - souffle - tigre seraient les clés de la boîte noire du récit.

Au pourquoi de ces mots-là, je ne puis répondre aujourd’hui que par la coïncidence de plusieurs faits : la disparition des derniers tigres à rayures (animal préféré de Borges), la confirmation d’un illettrisme aussi grimpant que rampant dans nos écoles et collèges, la lecture d’un petit livre de 120 pages qui porte le 6 pour titre (on y apprend que, s’il faut 350 millisecondes à un être humain pour cligner de l’oeil, quatre clins d’oeil ont suffi en 2008 pour que cent millions de dollars deviennent une chimère), et aussi le manque d’air, cela surtout, le manque de cet air si nécessaire quand il s’agit de retrouver un second souffle, ce souffle si nécessaire au verbe Être.
Oui, écrivant Tête haute pour les enfants, je ne cessais de penser à celui de Cyril, à celui aussi que je n’avais jamais eu, et je pensais que si le verbe Avoir ne devait plus obéir qu’au seul empire des chiffres, il faudrait de toute urgence réapprendre à écrire le verbe Être en toutes lettres.