1. LE THEATRE EST-IL DE L'ART ?

Le théâtre est-il de l’art ?

janvier 2011

 

« Vivre en paix, c’est ce que nous souhaitons à tous. Vivre en paix, c’est terrasser le dragon de l’ignorance qui engendre la peur des autres. Comme si le monde avait peine à évoluer depuis les néandertaliens. Il n’est qu’un seul chemin pour vaincre les terreurs anciennes, celui de la connaissance. » Que ces quelques phrases ouvrent la lettre de janvier d’une des grandes structures théâtrales de l’Ile-de-France (la MC93 de Bobigny) est significatif de l’image collective que nous nous faisons aujourd’hui du théâtre, un lieu d’abord soucieux du devenir du monde et désireux de prendre sa part de responsabilité à l’émancipation de tous. Ces phrases révèlent combien le théâtre est aujourd’hui un des lieux d’intense prise en charge et de perpétuation des idéaux des Lumières. Vision du théâtre d’ailleurs d’autant plus vive que l’on se rapproche de ses milieux professionnels. Cette polarisation politique, au sens fort du mot, a pour contrepartie un éloignement d’un autre pôle possible du théâtre, celui de l’art.

Voire, le théâtre entretiendrait aujourd’hui avec la notion d’art un malaise. Malaise discret puisque la notion s’est éclipsée sous l’effet de ce souci de la « cité », mais malaise tout de même - il en va d’une gêne, d’une chose encombrante. L’art est un peu le scrupule du théâtre actuel, son caillou dans la chaussure. Qui aujourd’hui justifie son travail théâtral - metteur en scène, acteur, programmateur, attachée de presse, etc. - en utilisant ce mot ? (Ce mot ou quelque chose comme un principe ou un régime de justification qui y serait attaché et qui postulerait in fine une autonomie du théâtre.) A vrai dire le texte qui suit travaille surtout la question de la mise en scène comme art ou pas. Il ne s’agit pas de privilégier une conception de l’art à une autre, ou de dire que rien d’artistique n’a lieu sur scène aujourd’hui, mais de tenter de réfléchir aux discours qui organisent notre regard et nos attentes sur le théâtre, et qui, éventuellement ensuite, ont des effets sur nos pratiques, de gens de théâtre et de spectateurs. En tant qu’argumentaire, l’art a peu cours dans le discours théâtral. Ce constat en lui-même n’est pas un problème, il ne relève d’aucune nécessité a priori que le théâtre relève de l’art. En revanche il est intéressant d’en examiner les raisons et les effets.

 

1.

Le spectacle a cette spécificité qu’il ne laisse pas d’objets, il ne produit pas de choses. C’est pourquoi on le dit vivant, puisqu’il passe, comme l’instant présent. (Dans l’expérience que l’on en fait, c’est le caractère fugitif du spectacle qui frappe, de sorte qu’on le nomme vivant bien qu’en vérité il soit surtout déterminé par sa propre mort (2).) Or cette réduction du théâtre à la durée stricte du spectacle, cette in-existence finalement du théâtre, est incompatible avec la définition moderniste de l’art, c’est-à-dire avec la conception qui s’en est donnée tout au long du XXème siècle, concomitante du développement de la mise en scène, et qui induit un écart, voire un désaccord, entre l’objet d’art et la société. Citons par exemple Walter Benjamin, sous l’égide duquel se sont ouvertes ces chroniques (3) : « L’une des tâches primordiales de l’art a été de tout temps de susciter une demande, en un temps qui n’était pas mûr pour qu’elle pût recevoir pleine satisfaction», et la note qui l’accompagne : « Selon le mot d’André Breton, l’œuvre d’art n’a de valeur que dans la mesure où elle frémit des réflexes de l’avenir. » (4) Le théâtre ne se sépare pas de l’ici et maintenant alors que l’art, dans la conception et dans l’expérience que nous en avons, est fondé sur un décalage dans le temps.

Sans examiner le contenu de ce que l’on met sous le mot d’art, si l’on s’en tient à ce que nous nommons ainsi, Fredric Jameson, théoricien américain, a une définition apparemment tangente mais très éclairante de l’art, au sens moderniste : il dit que l’art est ce qui a du mal à trouver son public (5). Se trouve ainsi résumée la « geste » artistique typique de l’artiste moderne, incompris puis reconnu, parfois bien après sa mort, selon un processus d’intégration et de déplacement des canons historiques de son art, processus que Pierre Bourdieu a modélisé pour la littérature dans Les règles de l’art. Parcours d’ascension et de requalification d’une oeuvre – ou d’un nom -, peut-être d’embourgeoisement concomitant de sa lecture, qui connaît sa forme extrême et archétypale dans l’oeuvre posthume. Il est possible par exemple que l’oeuvre de Robert Walser, découverte largement en France ces dernières années, illustre ces deux points, lenteur de la reconnaissance, force de l’œuvre progressivement émoussée : un auteur à la fortune littéraire chaotique de son vivant, de nombreux textes appelés « microgrammes », découverts et déchiffrés bien après sa mort, une œuvre qui suscite aujourd’hui une immense admiration et dont la réception successfull n’est pas sans une forme d’appauvrissement. On a vendu les traductions de Walser en France à tour de bras en en vantant la valeur d’aquarelle et d’enfance, et en occultant la méchanceté réjouissante et la dimension très acide de ses textes. Le succès récent de Walser a eu pour conditions un hymne à la petitesse, à une forme de modestie consentie, qui est une façon d’en amoindrir la force et de le lire petitement. En somme Walser a été fêté largement à mesure qu’on l’a domestiqué.

On peut descendre l’analyse d’un cran, au niveau du contenu de certaines conceptions de l’art, et constater que des auteurs et des critiques situent précisément la nature de l’écriture, la vérité de la littérature, et partant, d’une forme d’art, du côté d’une disparition de l’auteur, d’une parole impersonnelle, du côté d’un « devenir-non-écrivain », pour reprendre cette notion de Gilles Deleuze et Félix Guattari. « Reconnaître le mouvement d’impropriété ou d’impropriation de chaque oeuvre exclut de déposer sur elle un nom – au nom de la puissance du désoeuvrement qui la travaille, de la dissémination des langues et de l’entrelacs des voix qui la fondent, de l’anonymat mis en commun des traces qui la constituent. (…) Ecrire comme Blanchot revient donc à dire, pour Antelme, écrire comme personne, écrire selon l’exigence d’un mouvement de reconnaissance qui passe par la disparition du nom. », écrit Christophe Bident au sujet de Maurice Blanchot et de Robert Antelme (6). Mouvement fondamentalement contraire à ce qu’induit ce qui se joue structurellement dans le théâtre, où l’organisation des structures de production et la valeur majeure de la réputation impose que le travail soit strictement indexé aux noms des équipes, voire au nom du metteur en scène, sinon à sa « personnalité ». Bien sûr la littérature, et l’édition contemporaine, ne sont pas étrangères au marketing de l’auteur, c’est là un euphémisme, mais l’écriture offre par sa nature les moyens d’y échapper. Si le « devenir non-écrivain » a un sens, même peut-être le plus fort, pour la littérature, un « devenir non-metteur en scène » serait, non pas un impossible théâtral, mais un risque professionnel majeur et une forme de contradiction dans les termes.

La définition de l’art, dont nous héritons du modernisme, postule donc un décalage, progressivement résorbé, peut-être uniquement en apparence, entre l’objet d’art et le monde. L’art emporte le malentendu. Non pas que l’incompréhension soit la vérité de l’art, mais elle serait une composante de son expérience. Définition typique pour la séquence historique du XXème siècle de l’art comme avant-garde, soit comme scandale (Flaubert, Baudelaire), soit comme oubli et discrétion (Kafka, Walser). Or cet écart, cette possibilité d’in-compréhension, au sens à la fois intellectuel et spatial, de l’objet d’art, est impraticable pour le théâtre. On ne fait pas de théâtre pour les générations futures. L’histoire du théâtre ne connaît pas l’équivalent d’un Monet, souffrant littéralement de la faim pendant sa vie et, un siècle plus tard, en tête des expositions blockbusters européennes (7) (à quel prix ?). Un spectacle n’est vu que de ses contemporains (8). Sauf cas limites comme ceux de Gordon Craig ou d’Antonin Artaud, qui chacun à leurs façons écrivirent des projets scéniques plus qu’ils ne les réalisèrent (œuvres du reste plutôt considérées comme théoriques peut-être), on ne laisse pas une mise en scène dans un tiroir. Or l’art de la mise en scène est précisément né au moment de la révolution moderniste de l’art : André Antoine en France et Vsevolod Meyerhold en Russie par exemple sont, à peu près à la même époque, les défenseurs d’un théâtre d’art (9). Et, par exemple, il y a pour nous quelques soixante dix ans auparavant, Benjamin, pour revenir à lui, utilise le théâtre, notamment l’art de l’acteur, comme la pièce de touche de l’art, notamment comme expérience de l’aura, par opposition aux arts techniquement reproductibles (10).

C’est la première raison de la faiblesse de la valence artistique pour le théâtre au XXème siècle, cette incompatibilité essentielle, matérielle en somme, entre la nature éphémère du théâtre et la reconnaissance de l’œuvre d’art dans le temps.

 

2.

La seconde raison tient au devenir actuel du théâtre, qui en fait d’abord un endroit social et idéologique important, ce qui contribue à reléguer la dimension artistique à un plan secondaire. Cela peut aussi se nommer « culture », du moins dans le sens des fonctions que l’économie générale des discours confère à ce mot. Je vois trois dimensions à cette polarisation politique du théâtre.

Premièrement, le devenir des biens culturels d’une époque est solidaire des représentations du monde qui ont cours à cette époque. Or notre temps - c’est un constat désormais habituel -, a remisé l’utopie au nombre des choses dangereuses du siècle passé – utopie est à entendre ici comme la volonté de considérer que les catégories de possible et d’impossible ne sont pas pertinentes politiquement. La notion d’impossible serait bien plutôt un outil idéologique destiné à justifier un ordre injuste (donner la nationalité française aux étrangers vivant en France serait, par exemple, impossible). Revendiquer aujourd’hui la légitimité de l’utopie, c’est poser que la politique ne doit pas être ordonnée à la catégorie de possible, mais aux catégories de juste et d’injuste. Cela est souvent dit, d’une façon ou d’une autre, dans un camp comme dans l’autre, pour déplorer ce conservatisme ou pour s’en féliciter.

Ce que l’on dit moins est l’impact de cette opinion dominante sur la culture. Il est très frappant de constater la solidarité de ces deux phénomènes : d’une part l’hyper-attente politique à l’égard de la culture, et en particulier du théâtre (11), d’autre part l’allergie du monde politique à l’égard de la question de la transformation sociale. Alors que, depuis la fin de l’URSS et la chute du Mur de Berlin, le discours politique majoritaire répète que la notion d’utopie est une fantaisie totalitaire qui a fait long feu et que le temps présent est celui du pragmatisme, de la gestion des choses plus que de leur transformation, le discours qui hante le théâtre est celui du monde meilleur, celui d’une obsession à prendre en charge la question politique, cristallisée par exemple ces derniers temps autour de la question « Que faire ? » (nombreux sont les spectacles qui portent ce titre, symptôme s’il en est, à commencer parce qu’il est celui d’un texte de Lénine - citons entre autres le spectacle de Jean-Charles Massera et Benoît Lambert, créé ce mois-ci au CDN Dijon-Bourgogne (12)). Revues, événements culturels, spectacles s’attachent à cette question, qui est directement récupérée de son éviction du champ politique. Il faut s’étonner de la focalisation du théâtre sur la question politique aujourd’hui, non pas pour la condamner, mais parce que s’y joue notre incapacité à nous scandaliser de sa disparition dans la politique elle-même.

Deuxièmement, le théâtre est depuis la Révolution française un des lieux privilégiés de construction symbolique de la Nation. L’expression « théâtre du peuple » est donnée par le Comité de Salut Public de la Convention le 20 ventôse de l’an II (10 mars 1794) et les deux siècles qui suivront seront pour le théâtre, en partie, ceux de l’aventure de ce programme de « théâtre populaire », des « théâtres du peuple » de la fin du XIXème siècle à la décentralisation de la seconde moitié du XXème siècle. Aussi, l’importance de la question du « public » dans les théâtres aujourd’hui (de l’invention des postes de « R.P. », les « relations publiques », aux menaces de réduction des subventions faites aux théâtres qui ne répondraient pas aux « attentes du public » dans les lettres de mission ministérielles (13)) s’inscrit-elle dans la droite ligne de cette représentation où le théâtre est un des outils de l’espace public, de l’aménagement du territoire à la structuration de l’imaginaire national et collectif. C’est dans cette logique de mission publique que le théâtre s’est pensé depuis la Libération. Aussi le metteur en scène a-t-il une valence politique plus forte qu’un autre « artiste », si tant est que cette valence elle-même n’affaiblisse la possibilité même d’employer le mot. (14) Le metteur en scène serait exemplairement l’homme de culture, artiste pour être citoyen, ou dans une sorte de mise en perspective continue de son art comme prise de parole publique.

Injonction adressée et endossée par la culture de fabrication d’une société bonne, rapport historique privilégié du théâtre au peuple et à la nation (15) : deux facteurs auxquels vient s’ajouter, troisièmement, un dernier élément déterminant, la conception aujourd’hui dominante de la démocratie, qui influence le regard que nous portons sur le dispositif théâtral. Il va de soi que la démocratie serait le règne de la majorité. Or c’est avec cette représentation que le théâtre pense sa mission : la valeur structurante du monde du spectacle actuel est le pourcentage de remplissage des salles. Il y aurait un parallèle à faire entre l’importance médiatique des taux de participation à chaque élection, qui semblent concentrer symboliquement le sens même de la démocratie, et la focale obnubilée des directeurs de théâtre et des compagnies sur leurs taux de remplissage. On aurait tort en effet de rabattre cette obsession des gens de théâtre par rapport à la fréquentation sur le compte de jugements de valeur marchands. Ce serait insuffisant, car le profit ici n’est pas tant matériel que symbolique : il en va de l’idée que le théâtre se fait de sa fonction. Si le théâtre se pense comme un microcosme politique, et précisément, comme une autre scène démocratique, et si l’on pense que la démocratie est le règne de la majorité, alors le théâtre ne remplit son cahier des charges que s’il est plein, à craquer si possible.

Résumons : 1) évacuation de la question politique du champ politique et concentration de ses enjeux sur la culture (ce qui serait le grand partage de notre époque post-communiste), 2) développement et structuration du théâtre en France comme service public de la culture, 3) hégémonie progressive d’une conception quantitative de la démocratie, qui nous conduit à penser qu’un théâtre ne remplit son rôle qu’à la condition de plaire à la plus grande quantité de gens. Cette surdétermination politique du théâtre, a contribué à excentrer la question artistique (en tant que question même d’ailleurs). Ces trois facteurs contribuent à tirer le théâtre vers les pôles du loisir et de la mission socio-politique. En réalité, ces trois évolutions vont dans le même sens, mais ne s’arrêtent pas au même endroit. Ce sont des facteurs en cascade. Car il n’est pas certain que l’imposition politique sur le théâtre ait nécessairement des incidences sur ce qui s’y fabrique ; en revanche que le succès soit requis, que la capacité de séduction immédiate en soit la règle d’or, est un choix décisif en matière de programmation et de production. Et si, au contraire, ce que nous définissions comme bien commun se devait d’être fonction d’autres critères que ceux de l’audimat ? Dans ce cas, une définition à nouveau frais de la démocratie culturelle pourrait nous éclairer sur les impasses de la démocratie quantitative et nous aiderait à nous en formuler une acception peut-être moins appauvrie.

 

3.

Il me semble que nous assistons donc à une disjonction croissante du théâtre et de l’art en tant qu’argumentaire, de l’art comme justification, quel que soit le contenu que l’on donne à ce mot. Ce qui ne veut pas dire que rien qui ne puisse prétendre à cette catégorie ou à cette valeur ne soit produit aujourd’hui. Il s’agit de tenter d’observer dans quels discours nos pratiques sont prises. Dans les deux ordres de causalité que j’ai développés, l’un propre à la nature du théâtre, l’autre propre à son évolution historique, il me semble que la même alternative se joue : par ses caractères d’art « forcé de mourir chaque fois », comme l’écrit Léonard de Vinci de la musique, le théâtre peut risquer de déplaire à son auditoire, mais au prix d’une grande précarité professionnelle et de la possibilité pour le travail de disparaître définitivement, le prix de toute incompréhension, surmontable pour d’autres arts, pouvant lui être fatale – on ne peut travailler dans le théâtre qu’à la condition d’un accord minimal avec (les conditions de représentation de) son époque ; de la même manière, que la politique déverse la question de ses impasses sur la culture n’est pas la même chose que d’attendre de ce lieu public particulier qu’il témoigne pour le politique contemporain ou qu’il s’adresse à ce qu’il y a de société en nous. Dans les deux cas, il en va de la définition du bien commun. Et la porte est étroite.

Or il me semble que ne pas chercher à s’adresser au-delà de l’auditoire que l’on suppose que l’on aura est une facilité qui rabat nécessairement le théâtre du côté de la publicité ou du service social. Pour le dire autrement, si la démocratie culturelle a pour objet de mettre, autant que faire se peut, des gens devant ce que l’on estime être des oeuvres importantes (mais est-ce la définition que les gens de théâtre donneraient aujourd’hui ?), agir comme si cela consistait à remplir des salles, c’est se débarrasser de la moitié de la tache, c’est-à-dire du choix qualitatif des objets, d’un choix indépendant des seuls critères publicitaires. (C’est du reste à la lumière de l’effacement de la question de l’objet au profit de l’obsession du succès, que l’on peut interpréter l’offensive actuelle du boulevard et de ce que l’on peut proposer d’appeler le néo-vaudeville (16).)

Chercher à cibler le public avec les spectacles que l’on fabrique ou que l’on accueille (ce qui conduit fatalement à en parler comme « son », « ton », « mon » public), c’est inverser la donne initiale du théâtre populaire, qui supposait que l’on cherchât à montrer de grandes oeuvres à un grand public dans de grandes mises en scènes (17). La conception de la démocratie culturelle que les pratiques de création et de programmation emportent aujourd’hui pourraient faire croire que l’objet est indifférent, l’essentiel étant de rassembler ; au contraire, il me plaît de penser que l’éthique du théâtre public serait de fermer ses portes si l’on estimait que l’on n’avait rien de substantiel à présenter aux gens. Je pense que le théâtre actuellement est dans une situation aporétique, qui est, à terme, un lieu de dissolution. Le théâtre est par définition en porte-à-faux par rapport à la façon dont l’art se nomme depuis sa modernité : l’art est un processus de reconnaissance qui, sinon induit une rupture, du moins exige du temps, alors que le théâtre ne se survit pas à lui-même (en tant que tel). On pourrait même dire que le théâtre porte à sa pointe extrême, au point qu’elle se retourne contre lui, l’exigence à passer outre les séductions attendues. Le théâtre est donc incité, par sa nature éphémère, à se moquer du jugement de l’Histoire et à courir après le succès de son vivant. Pourtant, à tenter de faire fi de ce que l’art pose en termes d’exigences, on se condamne à un théâtre qui n’est plus tenu par rien, sinon la course à la salle pleine. Or une salle pleine ne justifie rien, pas même la démocratie culturelle, qui demande à part égale une attention à la qualité des objets mis en circulation.

En somme le théâtre aurait le choix entre l’impasse et l’échec, impasse d’une justification à court terme, échec potentiel d’une adresse qui ne calculerait pas ses effets. Il serait de bon aloi qu’il choisisse l’échec.

 

notes :

1 La question, en effet, n’est pas ‘Le théâtre est-il un art ?’ mais ‘Le théâtre est-il de l’art ?’, c’est-à-dire non pas ‘le théâtre est-il une technique, relève-t-il de savoirs spécifiques, etc. ?’, mais ‘de quelle catégorie le théâtre relève-t-il ?’.

2 Walter Benjamin cite un extrait des Fragments littéraires et philosophiques de Léonard de Vinci : « La peinture domine la musique parce qu’elle n’est pas forcée de mourir chaque fois, après sa création, comme l’infortunée musique […]. La musique, qui s’évapore à mesure qu’elle naît, est inférieure à la peinture que l’emploi du vernis a rendue éternelle. », cité dans L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. par Maurice de Gandillac, trad. revue par Rainer Rochlitz, Editions Allia, 2007, p. 57-58.

3 Je fais référence au petit film de présentation.

4 Benjamin, W., L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. par Maurice de Gandillac, trad. revue par Rainer Rochlitz, Editions Allia, 2007, p.63.

5 Jameson, F., Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Beaux-Arts de Paris, 2007. Je ne trouve plus la référence exacte de cette définition, mais l’indiquerai dès que je l’aurai retrouvée.

6 Reconnaissances, Antelme, Blanchot, Deleuze, Calmann-Lévy, 2003, p. 97.

7 Exposition Monet au Grand Palais à Paris, septembre 2010-janvier 2011.

8 J’exclus ici, d’une part, la littérature dramatique (que je pose comme étant plus une branche de la littérature que du théâtre à strictement parler) et, d’autre part, toute la question de la captation des spectacles (bien que la vidéo soit un moyen d’archivage très précieux, regarder la vidéo d’un spectacle ne saurait se substituer ou être assimilé à la réalité de l’expérience du théâtre comme spectateur).

9 Vsevolod Meyerhold, né en 1874, fait des spectacles des années 1900 à la fin des années 1930 à Moscou et à l’étranger, avant d’être tué par la police soviétique. André Antoine, né en 1858, fonde le Théâtre Libre en 1887, le Théâtre Antoine en 1897, il dirige le Théâtre de l’Odéon en 1906, et il est à l’acteur d’une volonté de renouveau de la scène, qui se poursuivra dans de toutes autres formes avec le Cartel dans les années 1920.

10 « La plus lamentable représentation de Faust dans un théâtre de province est supérieure à un film sur le même sujet (…) » ; « C’est l’acteur de théâtre en personne qui présente au public sa performance artistique à l’état définitif ; celle d’un acteur de cinéma réclame la médiation de tout un appareillage » ; « Sur scène, l’aura de Macbeth est inséparable, aux yeux du public vivant, de l’aura de l’acteur qui joue ce rôle », op. cit. respectivement p. 16, 37 et 40.

11 Le théâtre est un des noyaux historiques du concept de culture, dans la mesure où il est conçu, à partir de la Révolution française, comme un lieu privilégié du politique, comme une des scènes propitiatoires du Peuple. Or c’est cette idée que l’art serait un outil d’émancipation qui est au coeur du projet moderne de « culture ». C’est cette séquence du « Théâtre du Peuple », que la Révolution ouvre, qui constitue le cycle spécifique qui est le nôtre toujours aujourd’hui. Je renvoie notamment à Carnet critique, L’Harmattan, p. 19-20. 12 Diane Scott, « Politique », Agôn, 2011, à paraître.

13 Voir notamment la lettre de mission de M. Sarkozy, Président de la République, à Mme Christine Albanel, Ministre de la Culture et de la communication, août 2007.

14 « [L]es metteurs en scène ont durablement ressenti comme illégitime la justification de leur propre rôle au nom de l’art. (…) Dès lors, comme le montre la longue et complexe histoire de la décentralisation en France, ce sont les politiques publiques, nationales ou municipales, qui, par une nouvelle forme de mécénat et par la justification de l’activité au nom de la transmission au public, ont contribué à l’invention du métier de metteur en scène. », Benoît Lambert, Frédérique Matonti, « Un théâtre de contrebande », Sociétés et Représentations n°11, Février 2001, pp. 379-406, p. 380.

15 Je préfère parler de peuple et de nation, qui sont les mots récurrents du projet révolutionnaire, qui soutend notre notion de théâtre populaire, plutôt que de parler de rapport privilégié à la « cité », terme qui est plus souvent employé et qui met l’accent implicitement sur la filiation, plus fantasmée, littéraire ou idéologique qu’historique, à l’Athènes démocratique.

16 Je renvoie à mes textes « Deux Guitry à l’affiche », Regards, novembre 2010, « Guitry ou l’inattendu de la réconciliation nationale », Cités, 2011, à paraître.

17 « Je dirai tout de suite, et d’un mot, que le théâtre populaire est ceci qui obéit à trois obligations concurrentes, dont chacune prise à part n’est certes pas nouvelle, mais sont la seule réunion peut être parfaitement révolutionnaire : un public de masse, un répertoire de haute culture, une dramaturgie d’avant-garde. », Roland Barthes, « Pour une définition du théâtre populaire », Avignon, juillet 1954, in Ecrits sur le théâtre, Le Seuil, 2002, p. 99 (c’est moi qui souligne le mot de « concurrentes »).