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Sur deux écumeurs de mères
C’est dans la sphère de l’impossible inceste que se
déroule La Mère (1924) de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939),
dont Marc Paquien propose une vision extrêmement aiguë, dans
le texte français, mordant, de Louis-Charles Sirjacq. Ici, c’est
l’autobiographie de l’auteur qu’on sent en creux. Léon,
qui se dit volontiers un génie, vit aux crochets de sa mère,
Janine Laspik, dite baronne de L’Obrock, qui tricote pour faire
bouillir la marmite. Elle sirote de la vodka, prend de la morphine. Enfin
marié à Sophia Pleytus, Léon devient maquereau et
espion, au grand dam de sa mère, qui meurt d’overdose après
avoir goûté à la cocaïne. C’est la trame.
Là-dessus, se greffent les époustouflantes théories
de Witkiewicz sur la décadence de l’occident, la société
mécanisée, la mort abjecte de l’individu coincé
dans la masse. Il se suicida à l’entrée en Pologne
des nazis, suivis de près par l’Armée rouge, voyant
là l’accomplissement de ses pires prophéties. Terrible
humour de Witkiewicz, dont Gombrowicz se souvint. Magnifique coupeur de
cheveux philosophiques en quatre, en cent, en mille, d’une culture
étourdissante, ancien enfant prodige en peinture, musique, littérature,
dont le génie a sans doute consisté à ne pas savoir
mettre de l’ordre dans ses pensées. Idéal paradoxe
pour le théâtre. La scénographie de Gérard
Didier ; dallage noir brillant troué de trappes pour apparitions
et disparitions, crée une manière de sophistication propice
à l’univers de l’écrivain, qui prônait
l’invention de la « forme pure ». On recommande, en
seconde partie, les deux gigantesques pattes de poulet plaquées
or, censées signifier le luxe. Quasi pas d’accessoires. Aux
acteurs de meubler. Hélène Alexandridis fait merveille dans
le rôle-titre, versatile, changeante, capricieuse, délicieusement
snob, vulgaire à point, rêveuse à souhait ; jeu perlé,
ourlé, vif, délicatement acrobatique. Vincent Dissez (Léon),
c’est bien, dans la foucade, l’infantilisation inventive.
Nathalie Grenat, la fiancée improbable, invente des gestes mélodieux.
Chacune et chacun des autres (Daisy Amias, Philippe Duclos, Antoine Régent,
Manuel Mazaudier) a su trouver son registre personnel. Travail sophistiqué,
de grande élégance, qui va au cœur de la question Witkiewicz
avec une ferveur joyeuse.
Jean-Pierre Léonardini. L'Humanité.
10 mai 2004
La Mère de tous les vices
Equivalent de l'anglo-saxon «motherfucker», l'interjection
«nique ta mère» trouve-t-elle une traduction en allemand
? Et chez les Hispaniques, coutumiers du juron «hijo de puta»
? Et en Italie ? Et en langue arabe parlée ? En hébreu ?
En ourdou ? En chinois ? Qui le dira ? Hormis les amis Rainer, Pedro,
Paolo, Nourredine,Youssef,Isaac,Satyajit et Gao ?
Montagnes. Quoi qu'il en soit : l'inspiré traducteur Louis-Charles
Sirjacq a su établir pour le non moins aguerri metteur en scène
Marc Paquien, une nouvelle et très idoine version française
de la «pièce répugnante en deux actes et un épilogue»
(sic), intitulée la Mère. OEuvre du théâtreux
majeur polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, qu'ont tant aimé les
régisseurs Tadeusz Kantor et Kristian Lupa. S.I. Witkiewicz eut
pour père un architecte, à la fois peintre et propriétaire
terrien, assez désargenté. Elevé dans les montagnes
des Tatras, à Zakopane, sans aller à l'école mais
en suçant au biberon les versets shakespeariens, le surnommé
Witkacy, féru de métaphysique, s'avéra tout du long
convaincu de l'absurdité, de la férocité de la vie.
Le passionnait la réalité de l'irrationnel.
Fécond maniaco-dépressif (de surcroît peintre et romancier),
Witkiewicz a signé une trentaine de pièces ; puis des ouvrages
philosophiques.
Né en 1885, neuf ans avant Witold Gombrowicz, ce poète se
suicida le 17 septembre 1939 ; juste après les invasions hitlérienne
puis soviétique de cette plaine propice aux guerres qu'est la patrie
natale des Copernic, Chopin et autres Wojtila.
Ballerine. Revenons salle Roger-Blin où le personnage d'un directeur
de théâtre déguisé en ballerine vient à
flotter du bas en haut de la cage de scène, d'une trappe béant
dans le parquet vernis noir jusqu'aux confins des cintres. De prophétie
politique, en fantasmes avoués, la Mère est bien une tragi-comédie
de l'inceste non consommable, avec la loufoquerie en guise de bouée
de sauvetage, ou de pare battage.
Courez sans hésitation, à Saint-Denis, voir Hélène
Alexandridis, burlesque dans le rôle de Janine Laspik, ineffable
baronne de l'Obrok, génitrice abusive, morphinomane givrée,
éthylique tyran du pusillanime et intello fiston Léon. Bon
à rien prêt à tout (joué par Vincent Dissez,
impec'), Léon dégote une fiancée malléable
qui a la présence de Nathalie Grenat. L'irremplaçable Daisy
Amias en servante épie. Lumière : Dominique Bruguière.
Son : Anita Praz. Anne Leray, autre artiste, a imaginé la formidable
sculpture d'une paire de pattes de poule géante.
Maître d'art. Centre dramatique national, le Gérard-Philipe
est un théâtre d'art supervisé par Alain Ollivier.
Un de ces maîtres qui prête ses murs, sa logistique, à
des débutants.
Conclure ici par une phrase de Georges Bataille, auteur du Bleu du ciel
mais aussi d'un ouvrage inachevé, qui s'intitule Ma mère
: «Que l'on songe à la tragédie, à Shakespeare,
et il y a une multitude d'aspects du même genre, c'est tout de même
la littérature qui nous permet de voir le pire et de savoir lui
faire face, de savoir le surmonter et, somme toute, cet homme qui joue,
trouve dans le jeu la force de surmonter ce que le jeu entraîne
d'horreur.»
Mathilde La Bardonnie. Libération. 8 mai
2005
Marc Paquien : "Witkiewicz est la Pologne"
Stanislaw Ignacy Witkiewicz est pratiquement un mouvement artistique
à lui tout seul. "Il y a chez lui un appétit de vie
formidable", explique Marc Paquien qui monte La Mère
au théâtre Gérard Philipe.
Le personnage fascine et fait peur. Tout comme son oeuvre. Stanislaw Ignacy
Witkiewicz (1885-1939) est pratiquement un mouvement artistique à
lui tout seul. Peintre, photographe, romancier, dramaturge, comédien,
son théâtre est curieusement absent des scènes françaises.
"En Pologne, en revanche, c'est un héros national. Les gens
entretiennent une relation très forte avec son oeuvre", observe
Marc Paquien, qui présente en ce moment La Mère au
théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis. "Il y
a chez Witkiewicz un appétit de vie formidable, inséparable
d'un profond sentiment métaphysique. Le mystère de l'existence
habite son théâtre tout comme ses romans."
Sitôt rentré d'un séjour en Pologne, où il
suivait un stage auprès du metteur en scène Kryzstian Lupa,
Marc Paquien a entrepris de sillonner en tous sens le continent Witkiewicz.
Les romans d'abord - Adieu à l'automne, et surtout L'Inassouvissement.
Les héros de l'auteur polonais vont souvent jusqu'au bout d'eux-mêmes,
et leur quête métaphysique passe par des phases extrêmes
telles l'expérimentation des drogues ou les orgies sexuelles ;
ils finissent par se perdre et concluent leurs explorations existentielles
par le suicide. A l'image de l'auteur lui-même. En septembre 1939,
celui-ci, ne supportant pas de voir son pays pris en étau entre
l'Allemagne nazie et la Russie soviétique, met fin à ses
jours en s'ouvrant les veines avec une lame de rasoir. On retrouve dans
son théâtre cette tension palpable entre une lucidité
extrême face à des événements qui se précipitent
et une impuissance paralysante. Une situation dont Witkiewicz souligne
l'aspect dérisoire! à travers l'épanchement logorrhéique
de personnages follement inconséquents. Ainsi de La Mère,
dont l'action - ou l'inaction - se déploie sur fond de révolution
russe imminente.
"Claude Régy avait déjà monté cette pièce
dans les années 1970, avec Madeleine Renaud et Michael Lonsdale
dans une adaptation de Marguerite Duras, raconte Marc Paquien. En France,
on a longtemps associé le nom de Witkiewicz au théâtre
de Kantor. Et, en effet, comment ne pas penser à ce dernier quand
on lit les didascalies et annotations de ses pièces ? D'ailleurs,
je pense que Witkiewicz est la Pologne à lui tout seul. Dans La
Mère, il y a ce fils qui n'arrive pas à vivre, à
se détacher, à voler de ses propres ailes, tandis que la
mère vit dans une irréalité morose, hantée
par le souvenir de ses amants qu'elle réveille à coups de
vodka, de cocaïne ou de morphine... Une femme volage et droguée,
un jeune homme qui n'a pas commencé à s'affirmer et, en
fond de tableau, un monde qui s'écroule."
Récemment, Marc Paquien présentait deux pièces en
un acte de Martin Crimp, Face au mur et Cas d'urgence plus
rares, au théâtre national de Chaillot... Après
avoir travaillé auprès de Nathalie Richard et d'Yves Beaunesne,
cet ex-assistant de Jeanne Moreau s'immerge aujourd'hui dans le théâtre
panique de Stanislaw Witkiewickz, prenant à bras-le-corps ce que
celui-ci définissait comme une "comédie répugnante".
Soit une fable expérimentale où il s'agit de montrer ce
qu'il reste du héros dans un monde désormais irrespirable.
Car, comme le fait remarquer un des personnages de La Mère,
"il n'y a qu'une seule place pour l'individu métaphysique
de notre temps : la prison ou l'asile psychiatrique".
Hugues Le Tanneur. ADEN. 5 mai 2004
Hélène Alexandridis, la comédienne citoyenne
Hélène Alexandridis, grecque par son père, hongroise
par sa mère, tire de cette double origine la force de déplacer
les montagnes. Rien ne la prédisposait à être comédienne
: «Mes grands-parents paternels étaient des paysans grecs,
sans le sou, et n'avaient jamais vu le bout d'un rideau rouge. Moi-même,
je n'avais aucune culture théâtrale. Jeune, le théâtre
se résumait pour moi à l'émission de télévision
Au théâtre ce soir».
C'est avec ce seul bagage qu'elle entre tout de même au Conservatoire.
Finesse des traits, blondeur légère, elle aurait pu se contenter
d'être une jolie comédienne. C'est mal la connaître.
Elle ne se regarde pas le nombril et préfère aller de l'avant
: «Je n'ai aucun a priori. J'aime me déplacer ici et là».
C'est pourquoi elle intéresse tant les metteurs en scène
de sa génération. Elle a joué avec tous, Claude Régy,
Philippe Adrien, Jacques Lassalle, Alain Françon... Elle a créé,
cet hiver, à l'Odéon-Ateliers Berthier Derniers remords
avant l'oubli de Jean-Luc Lagarce sous la direction de Jean-Pierre
Vincent et elle enchaîne avec La Mère de Witkiewicz
à Saint-Denis, spectacle présenté dans le cadre d'une
saison polonaise en France, mise en scène par Marc Paquien, ancien
assistant d'Yves Beaunesne qui l'avait dirigée dans Il ne faut
jurer de rien.
Avec La Mère, pièce du Polonais Witkiewicz adaptée
par Louis-Charles Sirjacq, elle partage l'affiche avec Daisy Amias, Philippe
Duclos, Vincent Dissez, Nathalie Grenat, Antoine Régent. Elle reprend
un rôle joué par Madeleine Renaud, au Récamier, en
1970, sous la direction de Claude Régy. Régy qui a justement
façonné la jeune Hélène Alexandridis, alors
élève au Conservatoire. «J'ai passé le concours
avec un enthousiasme qui a dû impressionner. J'avais un tel plaisir
à jouer. La première année, je suis entrée
dans la classe de Robert Manuel, se souvient-elle. Je travaillais les
soubrettes, pendant que Sylvia Bergé passait des scènes
de jeune première. C'était ainsi. Je regarde cet apprentissage
avec beaucoup de tendresse même si, à la longue, on se sentait
l'une comme l'autre à l'étroit.» L'année suivante,
elle entre dans la classe de Claude Régy.
Autre apprentissage. «Au départ, c'était surprenant.
J'ai découvert un homme infiniment délicat. Il m'a expliqué
qu'il préférait travailler les auteurs contemporains. Conseillée
par lui, j'ai découvert la littérature, la peinture, la
musique. IL m'a appris à travailler. C'est quelqu'un qui m'accompagnera
toute ma vie même si on ne peut plus travailler ensemble aujourd'hui».
Elle dit jouer avec plaisir. «Je n'ai jamais créé
dans la douleur. J'éprouve des difficultés pour certains
rôles mais cela reste un jeu». A la voir piocher vaillamment
dans sa salade alors qu'elle répète un des rôles les
plus angoissants pour une comédienne, celui de cette Mère
de Witkiewicz, femme imprégnée d'alcool et de morphine,
on se dit qu'elle est solide. «C'est une névrosée.
Elle est déglinguée. Comment la jouer? Je me suis attachée
à son ambivalence. Elle joue les torturées alors qu'elle
est une tortionnaire. Est-ce une femme désespérée?
Un charlatan? C'est un mélange des deux et j'aimerais qu'on ne
démêle pas le vrai du faux. Elle est victime de son cinéma».
On sent que ce personnage l'amuse, on sent la comédienne émue
à l'idée de relever le défi et ravie d'exercer ce
qu'elle considère comme le plus beau métier du monde «Cela
reste un jeu, un luxe de faire ce qu'on a choisi de faire». Elle
sait de quoi elle parle. Elle se souvient de ses parents, grands-parents,
immigrés, de leur lutte, de leur courage. Elle n'a pas oublié.
La preuve, elle partage son temps libre avec une association bénévole
du 12e arrondissement qui travaille à l'alphabétisation
des femmes immigrées. «On peste souvent contre les immigrés.
Au lieu de regretter leurs travers, on ferait mieux de les aider à
s'intégrer. C'est ce que je tente de faire en donnant des cours
de français aux Tchétchènes, Pakistanaises, Chinoises
de l'arrondissement. Elles m'apportent leur monde.»
Un sens civique, une générosité qui expliquent sa
façon très personnelle d'aborder le métier. Elle
met l'accent sur l'écoute, le partage, des mots que ne sont pas
vides de sens pour cette comédienne citoyenne.
Marion Thébaud. Le Figaro. 3 mai 2004
La Mère Vodka
Marc Paquien nous fait découvrir Witkiewicz, célébré
en Pologne mais peu donné en France. La Mère nous entraîne
dans un univers broyé par la société et emporté
par la vodka et les drogues.
« C’est en Pologne, lors d’un stage auprès du
metteur en scène Krystian Lupa, que j’ai entendu parler pour
la première fois de Witkiewicz. Là-bas, c’est un héros
national. Les Polonais entretiennent une véritable passion à
son égard. » Il faut croire que celle-ci est communicative
puisque, de retour en France, Marc Paquien avait à son tour attrapé
le virus. Et voici qu’il découvre une œuvre foisonnante,
des romans épais et denses, Les 622 chutes de Bungo, L’Adieu
à l’automne, L’Inassouvissement, des essais et bien
sûr des pièces de théâtre.
Mais surtout, c’est la révélation d’un personnage
fascinant, Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939) écrivain mais
aussi peintre et photographe. Il y a un goût évident de la
mise en scène chez Witkiewicz dont témoignent ses autoportraits
où il est déguisé tantôt en paysan, tantôt
en militaire ou en lord anglais. Rien d’étonnant donc si
c’est dans l’écriture théâtrale que s’épanouit
le plus significatif de son œuvre. Curieusement, Witkiewicz demeure
assez rare sur les scènes françaises. L’initiative
de Marc Paquien qui monte La Mère avec Hélène Alexandridis
dans le rôle-titre et Vincent Dissez dans celui du fils est à
cet égard une bonne nouvelle.
« On n’aborde pas impunément un tel texte. Plus on
s’y plonge, plus le mystère s’épaissit. C’est
une œuvre en mouvement. Le thème du jeune homme qui n’arrive
pas à vivre, à s’émanciper, est comme parasité
par l’atmosphère décadente, la précipitation
vers la catastrophe où baigne la pièce, avec cette mère
qui s’adonne sans vergogne à la vodka et aux drogues : morphine,
cocaïne … Cela pose la question : à partir de quel moment
est-on soi-même ? Mais ici les choses se compliquent par une confusion
entre le vrai et le faux, la réalité et les fantasmes. C’est
un fleuve de mots, un débordement verbal qui a la forme d’une
comédie que l’on pourrait qualifier de répugnante.
Un objet profondément burlesque, finalement. »
À 35 ans, le parcours théâtral de Marc Paquien est
plutôt atypique. Après avoir fait ses premiers pas sur les
planches comme comédien, il se tourne vers la mise en scène,
montant même un spectacle dès ses 21 ans. Par la suite, il
sera assistant auprès de Jeanne Moreau, Claudia Stavisky ou Yves
Beaunesne et plus récemment Nathalie Richard pour la création
en français de la pièce Le Traitement de Martin Crimp au
théâtre national de Chaillot.
« Il y a chez Witkiewicz, ajoute Marc Paquien, cette conviction
que la société a broyé toute personnalité
chez l’homme. » À cette notion d’urgence, la
réponse fait défaut. Ainsi, Czeslaw Milosz analyse-t-il
cette tension noyée dans l’irréel, caractéristique
de l’œuvre de Witkiewicz. Ce qu’il désigne comme
« l’impuissance de l’individu à renverser le
cours des événements », avant de préciser «
L’imminence du danger ne trouble pas excessivement les personnages
de Witkiewicz, sinon qu’elle crée une atmosphère oppressante
de futilité et de paralysie qui exacerbe leur « inassouvissement
» sexuel et métaphysique. »
Hugues Le Tanneur. Théâtres.
mai-juin 2004
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