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Edito

Refaire le monde

C’est une tâche à laquelle chacun s’attelle à sa façon: le monde est vaste et contient une infinité de plus petits mondes. Chaque homme est un monde. De l’écart entre le rêve et la lutte, entre les nécessités matérielles et spirituelles, entre le trivial et le sublime, naissent les espaces infinis de nos questions et de nos doutes.
Dans une société qui défend la liberté d’expression et le pluralisme, sur un territoire où convergent toutes les cultures, à une époque où tout est extrêmement relié et pourtant diffus, la question d’un autre monde, meilleur, plus juste, plus serein, où chacun parviendrait à l’émancipation – pour ne pas dire au bonheur – se pose, profondément.

Que peut le théâtre dans cette quête ?

Comme lieu concret, le théâtre est un toit sous lequel il est possible de s’abriter à plusieurs. Un lieu où l’on écoute et où l’on parle, ensemble. Un lieu où chacun est bienvenu, sans condition. Il faut défendre cette idée, la marteler, la répandre. L’hospitalité est un préalable à la définition d’un théâtre public. Il faut ouvrir les théâtres le plus souvent possible et donner à ceux qui n’y sont pas familiers l’envie d’y passer quelques heures, quelques jours, régulièrement, comme un repère. Pour y partager un plaisir lumineux, joyeux. 
Comme lieu politique, le théâtre est l’endroit du débat d’idées, de la confrontation de points de vue, de la dénonciation d’injustices. Un lieu qui n’est pas celui du dogme ou de la divulgation d’un secret détenu par quelques-uns, qui seraient plus savants. Il est un outil social, au sens le plus noble du terme. On y fait société.
Mais le théâtre a une autre particularité, moins tangible, moins directe. Il est un lieu poétique. Le lieu du mystère, de l’indicible. Il est l’endroit qui recueille ceux qui travaillent à la métaphore du monde, à la transposition d’une réalité pour une autre, il est la maison des artistes et de leurs actes, qu’on nomme peut-être avec trop de prétention des « créations ».
Ces actes, parce qu’ils sont le fruit de femmes et d’hommes singuliers, tentent d’éclairer et de bouleverser sans qu’il soit possible à l’avance de savoir comment, qui et pour quelle raison. Ils sont  indispensables à la société tout entière parce qu’ils n’entrent, a priori, dans aucun cadre, ne répondent à aucun objectif. Ils sont utiles, parce qu’ils ne sont pas faits pour l’être.
Ces trois fonctions du théâtre sont amenées à s’imprégner les unes les autres. L’on pourrait, en ces temps où l’on cherche à faire corps social par urgence et par peur des monstres de notre époque – communautarisme, destruction des modèles d’entraide, violence, inégalités criantes – être tenté de faire des théâtres des lieux de réparation. Des miroirs que l’on tendrait aux gens en leur disant : « Regarde-toi, dis-nous ce que tu vois, ce que tu vis, et cela nous permettra de mieux comprendre. » Cette idée, alimentée par la culpabilité liée au – relatif – échec de la démocratisation culturelle telle que les pionniers de la décentralisation l’entendaient, est pétrie de bonnes intentions. En effet, comment pourrait-on penser qu’il n’est pas urgent de faire participer directement au projet d’un théâtre des personnes qui, jusqu’à présent, n’ont pu y trouver place ?
Le risque, pourtant, si l’on suit uniquement ce fil, est de réduire les théâtres à leur fonction sociale et de fragiliser leur identité pleine. Le risque est de perdre le décalage, qui peut permettre de tout voir sous un autre angle. Et donc, plutôt que d’ouvrir, de fermer des horizons. Le risque est d’oublier que l’art est un miroir déformant du monde.


Favoriser  la rencontre avec les grandes œuvres d’un patrimoine humain universel – la littérature, le théâtre, d’hier et d’aujourd’hui –, voilà la tentative humble et opiniâtre du TGP.
Qu’il s’agisse de la programmation ou du travail de transmission mené, les formes fortes et particulièrement les textes sont un support sur lequel les individus, spectateurs ou acteurs, peuvent trouver leur espace de liberté. 
C’est, profondément, la mission d’un metteur en scène que de laisser apparaître sur un plateau de théâtre cet espace vide que les interprètes d’abord, les spectateurs ensuite, vont pouvoir remplir de leur humanité. Par les mots et les questions d’autres êtres humains, lointains et proches, toujours résonnants. 
Ce miracle, lorsqu’il advient, est une contribution à refaire le monde, ensemble.
La saison qui arrive est porteuse de ce rêve. Le rêve d’un immense espace à occuper grâce aux mots de Molière, d’Alexandre Dumas, de Marcel Proust, de Daniil Harms, d’Ali Zamir, de Jean Racine, d’Ingmar Bergman, d’Alexandre Pouchkine, de Pauline Sales, de William Shakespeare, dans leur diversité et leur puissance. Le rêve d’un espace dansé grâce à la chorégraphe Maguy Marin, le rêve de soirées inventées par le traducteur André Markowicz, complice érudit et généreux. Le rêve enfin de spectacles pour les enfants glanés dans toute l’Europe, bijoux de poésie et de beauté joyeuse.

Jean Bellorini