Vous êtes ici

Le théâtre est une idée neuve en France

© Serge BLOCH

Dans le cours récent des événements tragiques qui ont frappé notre pays, chacun d’entre nous a pu éprouver, avec une réalité brutale, que nous formions une société. Face à la barbarie, chacun a pu éprouver en lui la capacité partagée de dire « je » pour et avec un autre (« je suis Charlie », « je suis Ahmed », « je suis flic », « je suis juif »…). Chacun a redécouvert qu’il était possible de dire « nous » et qu’il était possible de dire « non ». Cette réalité simple – que nous formons une société –, notre pays a pourtant eu tendance à l’oublier, au cours de plusieurs décennies où il s’est persuadé qu’il était d’abord et avant tout une économie. Margaret Thatcher disait : « Il n’y a pas de société. Il n’y a que des hommes, des femmes et des familles. » Les manifestations du 11 janvier suffisent à coup sûr à lui donner tort : il y a bien une société, qui se dresse lorsqu’elle est blessée. Mais nous pouvons tirer un autre enseignement des attentats du mois de janvier : c’est qu’une société ne se décrète pas. Elle se construit. Elle s’invente et s’élabore dans la dispute et le compromis, parce qu’elle est affaire de sens. Et elle exige pour cela des institutions, des espaces communs, des politiques publiques, sans lesquels le besoin de société resurgit sous des formes pathologiques et meurtrières. Passées la sidération de la violence et l’exaltation du rassemblement, la France « d’après » a commencé à s’interroger sur ses besoins réels en matière de sécurité, de services sociaux, d’éducation, de santé… Et de culture. De fait, ce sont des questions urgentes : après au moins deux décennies au cours desquelles les politiques publiques ont régulièrement été déconsidérées et attaquées, nous redécouvrons au coeur de la tragédie notre besoin urgent de tout ce qui « fait » la société, et de tout ce qui la fait libre, égalitaire et fraternelle, selon la devise de notre République.

Femmes et hommes de théâtre, directrices et directeurs d’établissements publics dédiés à la création et à la transmission de l’art théâtral, nous sommes les héritiers de politiques par lesquelles notre société républicaine s’est construite. Nous sommes les héritiers, plus particulièrement, de la politique en faveur des arts et de la culture inaugurée au lendemain de la guerre, et dont le mouvement de décentralisation théâtrale a vu naître les premiers postes avancés. La conviction était claire, alors, tant dans la société que parmi ses représentants élus, qu’il fallait des récits et des poètes pour surmonter les blessures du conflit et les heures noires de la collaboration. Avec une ferveur militante, les directeurs des premiers centres dramatiques nationaux se sont battus pour offrir à tous un art théâtral lui aussi libre, égalitaire et fraternel, qui leur semblait essentiel pour réinventer la société.

La ferveur qui les animait est encore la nôtre. Comme eux, nous croyons encore qu’il faut beaucoup d’art pour faire une société.

Depuis le 7 janvier, les spectateurs qui fréquentent nos théâtres sortent fréquemment des salles en disant : « C’est incroyable comme cela résonne avec ce qui vient de se passer. » Le plus étonnant vient de ce que cette affirmation s’énonce à l’issue de spectacles extrêmement différents et sans aucun rapport direct avec les attentats. Elle rappelle que les récits et les représentations du théâtre sont d’abord des chambres d’écho, ouvertes aux événements du monde, et qui permettent de les méditer. Les récits portés par les acteurs n’existent que dans la rencontre avec ceux que les spectateurs portent en eux. Et c’est pourquoi le théâtre, dans la variété immense de ses formes et de ses représentations, reste toujours, et presque fatalement, un art de son temps : parce qu’il n’est qu’un récit possible offert à l’imaginaire des spectateurs de son époque, un outil possible pour leur permettre de penser et d’affronter le présent. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de récits. Nous avons besoin de récits infiniment multiples, de représentations et de formes les plus diverses possibles. Nous avons besoin de maintenir ouvert l’espace des variations et des interprétations, nous avons besoin de doutes et d’incertitudes. Le fondamentalisme ne prospère qu’en imposant un sens unique aux textes et au monde, en pourchassant tous les actes et tous les discours qui prétendent varier les sens et les faire jouer. Oui, plus que jamais, nous avons besoin de récits : c’est indispensable à l’existence même d’une société laïque.

C’est pourquoi nous disons qu’aujourd’hui, le théâtre est une idée neuve en France. Nous disons que les fables et les simulacres de cet art archaïque, si modestes et fragiles soient-ils, ont leur rôle à jouer dans l’invention de la France « d’après », parce qu’ils contribuent à l’entretien public de l’imaginaire que notre société appelle si ardemment.

Ce que nous disons ici de la nouveauté du théâtre, parce que nous l’aimons et le défendons, parce qu’il est notre vocation et notre mission, vaut également pour les autres arts et devrait valoir aussi pour les crèches, pour les écoles, pour les universités, pour les services sociaux, pour les prisons, les hôpitaux et les cours de justice… Pour tout ce que Pierre Bourdieu, dans La Misère du monde, appelait « la main gauche de l’État » : tous ces services publics qui font tenir la société, qui cherchent à la rendre habitable et non pas simplement rentable. Depuis trop longtemps dans notre pays, un discours sommaire et très idéologique tente de disqualifier ces services publics, en les rendant responsables de tous les maux et de tous les échecs. À tel point que les personnes et les institutions qui les incarnent n’ont eu comme seules perspectives au cours des dernières décennies que la baisse des budgets et des effectifs, la « rationalisation » et la « restructuration ». À tel point que le mot même de « public », si essentiel pour les femmes et les hommes de théâtre que nous sommes, a fini par prendre des allures d’insulte, par l’identification de tout ce qu’il recouvre avec des « dépenses » (les fameuses « dépenses publiques ») forcément « excessives » et « inefficaces ». On ne dénoncera jamais assez les dégâts provoqués par cette conception étriquée de la politique et de la société. Nous continuons d’en subir les effets.

Pourtant, si nous voulons réinventer la société, si nous voulons donner une chance à la France « d’après », il nous faut reconquérir des espaces publics. Des espaces laïcs et libres, protégés de la pression violente des intérêts privés, qu’ils soient religieux ou économiques. Des espaces où déployer des récits et développer des imaginaires. Des espaces où élaborer l’espoir d’un monde habitable. C’est un combat urgent, et c’est un combat politique.

Les théâtres que nous dirigeons appartiennent résolument à ces espaces-là. Et ils seront, comme toujours dans leur histoire, de ce combat-là. Ils sont plus que jamais des territoires de la République.


Les artistes directeurs de Centres dramatiques nationaux et régionaux*
Texte paru dans Le Monde le 16 février 2015.

 

* Les trente-huit Centres dramatiques nationaux et régionaux ont pour mission la création et la diffusion de spectacles vivants.