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Une saison libre

 

N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à un poulet, il continue de courir dans la cour la tête coupée, même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna.

Nicolaï Erdman, Le Suicidé

 
Au terme d’une saison forte, bouleversante et violente, nous devons nous rappeler que les théâtres sont des abris; des abris politiques et joyeux d’une société en mal de repères.
Nous devons nous rappeler que ce manque de repères, ce manque de conscience, trop souvent ce simple manque de connaissance, empêche la société de construire son lendemain.
Il faut rêver. Rêver les yeux ouverts.
Depuis la nuit des temps, les hommes ont eu besoin de se représenter le monde. Il y a la réalité et il y a la représentation de cette réalité ; à travers le récit de cette réalité, il y a la poésie. La poésie comme le chemin du réel au récit, comme le chemin du regard vers l’intime.
« La beauté sauvera le monde », dit à deux reprises le prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski. À l’opposé de l’idéologie et de la vision romantique qui établissent une rupture brutale entre l’idéal et le réel, Dostoïevski parle d’une beauté comme forme de bonté qui fait  partie d’une réalité possible, à l’image d’un simple geste humain, du simple fait de pouvoir être généreux et de trouver un sens à son existence.
Répétons-le : pour l’Homme, représenter le monde n’est pas facultatif. Nous sommes des bâtisseurs de représentations mentales plus ou moins bien exprimées.
Nous avons besoin de raconter notre propre vie pour savoir ce que nous avons vécu. Nous cherchons à trouver les mots les plus justes pour désigner notre existence, notre expérience. L’art est la quintessence de cette caractéristique commune à tous.
L’art permet d’extérioriser ces récits.
Il nous aide à questionner l’avenir au-delà des analyses et des statistiques du présent, au-delà d’une perception comptable. Chacun ressent le besoin – bien légitime – de se rappeler d’où il vient pour ne pas se perdre. L’absence de repères induit la quête d’une identité aux contours clairs, souvent bien trop. L’art et la poésie – grâce à leur mystère – nous permettent de sortir d’un rapport marchand qui existe dans la transmission des savoirs.
La pédagogie est un art car il s’agit de transmettre un savoir, mais aussi le mystère qui l’accompagne. La pédagogie, au même titre que le théâtre, est l’art de la découverte d’un connu réinventé. Tout devient possible.
Mon désir est que notre théâtre – le théâtre public – soit un lieu de questionnement, un lieu de débat, un lieu de choc esthétique, un lieu audacieux, un lieu partagé,
un lieu où il fait bon se retrouver, un lieu qui serait une parenthèse dans la vie de chacun, un abri poétique.

Jean Bellorini